jeudi 16 juin 2016

La tragédie de l'État-providence aux États-Unis par Charles Murray (2 sur 5)

Ci-dessous, la deuxième partie de la série consacrée aux effets de l’État-providence sur le tissu social et moral aux États-Unis selon Charles Murray (voir le premier volet).

Dans la seconde partie de Losing ground, Charles Murray examine quelques-uns des principaux indicateurs permettant d’évaluer la condition des défavorisées durant la période 1950-1980.

Dans la plupart des cas, les statistiques présentées par Charles Murray portent sur la partie noire de la population américaine. Il n’existe pas, en effet, de statistiques officielles portant sur « les défavorisés ». Il existe certes des statistiques par niveau de revenu, mais avoir un faible niveau de revenu — être « pauvre » — n’est qu’un élément parmi d’autres dans le fait d’être « défavorisé ». De plus les statistiques ventilées par niveau de revenu ne permettent pas de suivre une même population sur une période de trente ans comme le fait Murray.

Charles Murray, à l’instar de nombre de ses collègues, se sert donc des statistiques ethniques, disponibles aux États-Unis, pour observer l’évolution sur longue période de la condition des défavorisés. Il fait l’hypothèse que la situation des Noirs est un bon indicateur de la situation des défavorisés en général. Cette hypothèse est vraisemblable, car il est incontestable que les Noirs sont représentés de manière tout à fait disproportionnée parmi les pauvres, les personnes à faible niveau d’études, les familles dites monoparentales, etc.

Bien entendu, cette hypothèse n’est qu’une approximation de la réalité. Il existe des Noirs qui ne sont pas défavorisés, il existe des Blancs qui sont défavorisés, et elle fait l’impasse sur la question des différences raciales. Mais elle est sans doute la meilleure approximation disponible et par ailleurs, aux États-Unis, les dispositifs de la Grande Société étaient essentiellement destinés à la population noire, même si ce n’était pas tout à fait dit comme cela. Examiner sur longue période les indicateurs relatifs à cette partie de la population américaine est donc, selon Charles Murray, une bonne manière d’estimer l’effet des dispositifs en question.

La première statistique est bien entendu celle de la pauvreté, une statistique qui en l’occurrence ne distingue pas entre les Noirs et les autres.

Le paradoxe est que le nombre de personnes vivant en dessous du seuil de pauvreté cessa de décliner précisément au moment où les budgets consacrés à la lutte contre la pauvreté étaient les plus élevés. Cela est d’autant plus surprenant que, théoriquement, la pauvreté est un problème très simple à régler : puisqu’il s’agit uniquement d’une question de revenu, il suffit d’envoyer suffisamment d’argent à suffisamment de personnes pour le faire disparaitre.


La croissance économique ne peut pas lever ce paradoxe. La croissance annuelle moyenne du PIB fut de 2,7 % entre 1953 et 1959, période de déclin rapide de la pauvreté, et de 3,2 % entre 1970 et 1979. Même en tenant compte de l’inflation et de l’accroissement de la population, le PIB par habitant progressa plus rapidement durant les années 1970 que durant les années 1950. Les États-Unis continuaient à s’enrichir, mais les pauvres ne bénéficiaient plus de cet enrichissement global, comme ils l’avaient fait dans les périodes précédentes.

La situation est encore plus paradoxale, et encore moins satisfaisante, si l’on examine non plus la pauvreté officielle, mais la pauvreté latente. En effet, un certain nombre de personnes ne sont au-dessus du seuil officiel de pauvreté qu’en vertu des aides qu’elles reçoivent du gouvernement. Mesurer la pauvreté latente revient à mesurer le nombre de pauvres avant tout transfert de la part de la puissance publique. Elle inclut les pauvres « officiels » et ceux qui seraient pauvres s’ils ne recevaient pas des aides publiques tous les mois. Or la pauvreté latente a augmenté entre 1968 et 1980, passant de 18,2 % à 22 %.


La principale raison pour laquelle la croissance économique cessa de réduire la pauvreté dans les années 1970 est qu’un grand nombre de pauvres étaient sans emploi.

Pourtant les années 1960 virent la mise en place de nombreux programmes gouvernementaux destinés précisément à aider les plus défavorisés à trouver du travail. Entre 1965 et 1980, le gouvernement fédéral dépensa à peu près autant d’argent dans ces programmes d’aide qu’il en dépensa pour l’exploration spatiale entre 1958 et 1969 (date à laquelle Neil Armstrong posa le pied sur la lune). Un effort tout à fait considérable donc, et même d’autant plus considérable qu’il était concentré sur une petite partie de la population défavorisée, en gros les 16-24 ans.

Et cependant les statistiques ne cessèrent de se détériorer précisément pour cette tranche d’âge.

Les statistiques sont encore plus étonnantes lorsque l’on examine non plus le taux de chômage, mais la population active, c’est-à-dire les personnes en âge de travailler qui sont disponibles sur le marché du travail. En 1954, si le taux de chômage chez les hommes noirs était supérieur au taux de chômage chez les hommes blancs, les taux d’activité (proportion de ceux qui ont ou qui recherchent un emploi) étaient quasiment identiques. Puis à partir de 1965-1966 le taux d’activité des hommes noirs commença à décliner, relativement à celui des Blancs, et plus particulièrement le taux d’activité des jeunes hommes noirs.


Une analyse plus fine du phénomène révèle que le déclin de la population active noire des 16-24 ans n’était pas dû à une sortie permanente du marché du travail d’une partie de cette population, mais au fait que de plus en plus de jeunes noirs n’étaient sur le marché du travail que par intermittence. Ils alternent les périodes d’emploi et de chômage, précisément à cette période de leur existence où il importait le plus pour eux d’acquérir des compétences professionnelles et de saines habitudes de travail.

En matière d’éducation également l’effort du gouvernement fédéral fut tout à fait substantiel. Entre 1965 et 1980, plus de 60 milliards de dollars (valeur 1980) supplémentaires furent dépensés par le gouvernement fédéral pour améliorer l’éducation primaire et secondaire, sans compter 25 milliards supplémentaires en bourses et en prêts pour les étudiants.

Pourtant, durant cette même période, l’inquiétude grandissait parmi la population américaine au sujet de la qualité de l’enseignement primaire et secondaire. Une inquiétude alimentée, d’une part, par les récits de plus en plus nombreux de l’état de dégradation, parfois proprement hallucinant, de certaines écoles de centre-ville, et, d’autre part, par le sentiment confus que les exigences en matière d’apprentissage scolaire baissaient continuellement. Un sentiment corroboré par le déclin spectaculaire des résultats du SAT (Scolastic Aptitude Test : un test standardisé qui est passé par les écoliers du secondaire désirant entrer au collège/début de l’université).


Toutefois, l’évolution la plus immédiatement préoccupante pour le grand public fut celle de la criminalité. Durant les années 1950, le taux de criminalité, tous crimes confondus, était resté constant et relativement bas. Les taux de certains crimes étaient même en diminution, comme le taux d’homicide. Puis, à partir de 1964, toutes les catégories de crime commencèrent à augmenter spectaculairement.


L’augmentation la plus spectaculaire fut celle du taux d’homicide parmi la population noire. Alors que le taux d’homicide des hommes noirs avait décliné de 22 % entre 1950 et 1960 — période où la population urbaine noire augmentait rapidement ce qui, toutes choses égales par ailleurs, aurait dû faire grimper ce taux — il augmenta brutalement et continuellement pendant une dizaine d’années, avant de se stabiliser à un niveau élevé.

En 1970, une personne vivant dans l’une des grandes villes américaines courait, en moyenne, plus de risques d’être assassinée qu’un soldat américain ne courait de risques d’être tué au combat durant la Seconde Guerre mondiale. Encore ne s’agissait-il que d’une moyenne. Pour les Blancs le risque d’être assassiné n’avait pas beaucoup augmenté, en revanche il s’était énormément accru pour les Noirs. Et, dans un nombre tout à fait disproportionné de cas, les assassins étaient eux-mêmes de jeunes hommes noirs.


Les derniers indicateurs sur lesquels se penche Charles Murray portent sur la vie familiale, et plus précisément sur les naissances hors mariage et sur les familles dites monoparentales, c’est-à-dire en pratique les femmes vivant seules avec leurs enfants.

Depuis que des statistiques existent pour mesurer ces deux phénomènes, les Noirs américains ont présenté des taux de naissance hors mariage et de famille monoparentales supérieurs à ceux des Blancs. À partir du début des années 1960, ces deux indicateurs commencèrent à grimper à la fois parmi les Noirs et parmi les Blancs, mais pas de manière uniforme pour l’ensemble de la population. Les plus pauvres et les plus jeunes furent les principaux concernés, aussi bien pour les Blancs que pour les Noirs.

Le chiffre le plus spectaculaire et le plus inquiétant est certainement celui des naissances hors mariage chez les très jeunes femmes noires : en 1980, pour la tranche d’âge 15-19 ans, 82 % des naissances étaient hors mariage. Un tel chiffre a une résonance presque tragique, car chacun comprend, sans qu’on ait besoin de longues démonstrations, les conséquences qui peuvent en découler, à la fois pour les jeunes femmes concernées et pour leurs enfants. Donner naissance à un enfant alors que l’on est une adolescente pauvre est presque toujours un aller simple pour une vie de pauvreté et de dépendance à l’égard des aides publiques. Naitre d’une mère adolescente pauvre est presque toujours un aller simple pour une vie en bas de l’échelle sociale et, lorsque l’on est une fille, pour répéter l’expérience de sa mère.

Ce chiffre des naissances hors mariage chez les très jeunes femmes ne signifie rien d’autre que la création d’un quart-monde héréditaire au sein de la nation la plus riche que la Terre ait jamais portée.


Le second chiffre, qui recouvre en partie le premier sans lui être identique, est celui des familles dites monoparentales. La proportion de ces familles a très peu augmenté chez les Blancs appartenant aux classes moyennes ou supérieures, un peu plus chez les Noirs appartenant aux mêmes catégories, et elle s’est envolée chez les Noirs pauvres à partir du milieu des années 1960.


Ces statistiques sont elles aussi de première importance, car le fait pour une femme de devoir élever seule ses enfants est une cause majeure de pauvreté et, chez ses enfants, de comportements sociaux indésirables. Une femme (ou un homme) qui se situe un peu au-dessus du seuil de pauvreté, tant qu’elle est mariée, tombe le plus souvent en dessous de ce seuil après avoir divorcé. Les enfants élevés dans les familles monoparentales présentent — toutes choses égales par ailleurs — des risques bien plus grands de devenir délinquants, de développer des dépendances, de quitter prématurément le circuit scolaire, pour les filles de tomber enceintes alors qu’elles sont encore adolescentes, etc.

Suite : La tragédie de l'État-providence aux États-Unis par Charles Murray (3 sur 5)


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